Fiction ou réalité?

Maintenant que nous avons étudié la chevalerie dans l'Histoire et dans les romans du XIIe siècle, nous allons tenter de déterminer où s'arrête l'idéal et commence la chimère.


Le roman : un modèle d'inspiration


Dès le XIe siècle, l'Eglise essaie de donner une idéologie et une morale chrétiennes à ces guerriers brutaux que sont les milites. A ce titre, les romans de chevalerie constituaient un moyen efficace de diffuser l'enseignement du clergé. Prônant un idéal chevaleresque inédit, ils étaient un modèle pour les juvenes, les jeunes milites nouvellement adoubés, friands d'aventures et de récits guerriers, qui cherchaient ainsi à imiter la prouesse et la vertu de leurs héros favoris. Puis, avec le prestige s'attachant à la fonction de chevalier, et la fusion avec la noblesse, la chevalerie se cloisonne. C'est désormais un ordo à part entière, avec ses codes, son éthique, et ses lois. On naît peut-être noble, mais on est armé chevalier. Et cet honneur se mérite. Le respect des valeurs chevaleresques était alors un moyen de se forger un nom et de s'élever dans la société.


Le chevalier au combat


Le Cid achevant son adversaire Martin Gomez (XIe siècle),
Chroniques d'Espagne, 1344

Même à la bataille, les héros de Chrétien de Troyes se comportent avec honneur. Ils n'attaquent pas leur ennemi par traîtrise et l'épargnent s'ils sont vainqueurs. Mais si le clergé a tenté de limiter la violence des guerriers et l'esprit de vengeance au sein de la chevalerie, la guerre reste sanglante. Certains milites n'hésitent pas à achever leurs adversaires au lieu de leur accorder merci, d'autres préfèrent la masse d'armes à l'épée, capable de fracasser un heaume et de tuer un homme sur le coup. Comme le rappelle Jean d'Aillon, de nombreux monarques font même couper les mains et crever les yeux de leurs prisonniers. De plus, certains barons n'hésitent pas à piller les terres autour de leur fief et à détrousser les voyageurs pour remplir leurs coffres, au mépris de leur devoir d'obéissance et d'hospitalité. Durant son règne (1108-1137), Louis le Gros devra d'ailleurs mater les vassaux pillards d'Ile de France qui terrorisaient la région.


Le miles n'est donc pas un guerrier sans reproche. Le sac de villes, par exemple, est souvent le théâtre d'atrocités commises par les vainqueurs. En Terre Sainte, les Croisades sont prétextes au massacre de milliers d'innocents par les "chevaliers du Christ".

Siège de Castelnaudary, 1211



Le respect des valeurs de la chevalerie
Chevaliers brigands extorquant leur butin à la population


Si certains chevaliers s'évertuent à se comporter en paladins irréprochables, d'autres sont loin de suivre leur exemple. Nous avons vu que les milites préfèrent parfois écumer les routes en quête de brigandage, constituant un véritable fléau pour les pèlerins et les voyageurs. Ils bafouent ainsi leurs obligations de loyauté, de protection des faibles, et s'éloignent des chemins tracés par l'Eglise. Haïs par le peuple, ils sont pourchassés par les milices locales et châtiés sans merci. Chrétien de Troyes fait allusion à ces chevaliers-bandits lorsqu'au cours de son périple, Erec est assailli par plusieurs d'entre eux, et leur fait mordre la poussière. Une fois de plus, le héros vertueux a triomphé de la vilenie de ses contemporains.





Le fantasme courtois



L'amour courtois est un attribut exclusivement noble et chevaleresque. Il différencie profondément les prud'hommes des bourgeois, n'ayant pas la culture pour rivaliser avec eux. Le fin'amor a permis de céder une place à l'amour et à la tendresse dans une vie quotidienne plutôt rude. Mais s'il prône une nouvelle vision de la dame, il laisse les milites libres d'assouvir leurs appétits avec les femmes de plus basse condition. De nombreuses barbaries sont dénombrées à leur encontre. En règle générale, l'amour courtois se restreint aux cours raffinées d'Occitanie, puis du Nord de la France, et au milieu aristocratique. En dehors de cet environnement délicat propice à l'épanouissement des sentiments, il est quasiment inexistant. Il est même perçu comme légèrement ridicule par les auteurs du siècle suivant qui le tournent parfois en dérision (Jean de Meung).




Une chevalerie pieuse ?


On l'a vu, le chevalier arthurien est empreint d'une foi à toute épreuve. Erec, le matin de l'épreuve de l'épervier, se rend à l'église et fait chanter une messe par un ermite. Gauvain, lui, se lève tôt pour prier au moutier avant le tournoi qui l'oppose à Mélian des Lis. Le paladin accomplit ce rituel dans l'espoir que Dieu lui conférera la force de vaincre. L'importance de cette cérémonie est bien entendu exagérée dans les romans de Chrétien de Troyes. En réalité, la présence des chevaliers aux offices, bien que fermement encouragée, est plutôt inhabituelle, et n'a rien d'obligatoire. Néanmoins, la prière peut aussi se dérouler en dehors de la messe. Elle devient alors un acte de piété individuelle, et non plus une convention sociale. L'Eglise insiste sur le fait que la profession de chevalier est porteuse de péchés, et nécessite le rachat de l'âme par le repentir. L'amour de Dieu et la pénitence tendent à la perfection morale du miles.



La nostalgie d'un passé imaginaire


A l'époque de Chrétien de Troyes, l'idéal chevaleresque est perçu par les penseurs contemporains comme déclinant. Les siècles précédents sont alors magnifiés, ainsi que leurs héros, sublimés en modèles de courtoisie. Naît ainsi un fantasme de chevalerie et de fin'amor, issu de la chevalerie d'antan telle que se l'imaginent les auteurs du XIIe siècle. L'écrivain ouvre son Yvain en ses mots: "Parlons des hommes d'autrefois, cela vaut mieux. Oui, m'est avis qu'homme courtois mort vaut mieux que vilain en vie!" Plus loin, il parle d'un "roi qui fut si grand qu'en tout lieu on célébra sa gloire. [...] Toujours durera son renom et grâce à lui sera gardé le souvenir des chevaliers qui firent prouesse pour l'honneur" (traduction de Jean-Pierre Foucher). Rappelons qu'à l'époque dont parle Chrétien, le roi Artus vivait avec les siens dans des huttes de bois au cœur d'une Bretagne sauvage et luttait contre les envahisseurs saxons. Cette nostalgie d'un passé fictif est à la base du roman arthurien, qui se propose de narrer les exploits de héros disparus dans le but d'édifier son lecteur.


En conclusion, s'il existe un fossé certain entre le chevalier arthurien et le miles du XIIe siècle, c'est que le premier a pour vocation d'inspirer le second. Chrétien de Troyes, clerc érudit, ami de l'élégante Marie de Champagne, a fait de son mieux pour diffuser l'enseignement de l'Eglise et les principes de l'amour courtois à travers ses romans. Il a de fait contribué à forger un idéal chevaleresque, mais avant tout humain, qui n'a pas fini de nous faire rêver.